Euthanasie : la leçon Humbert n'a pas suffi...
Cet après-midi, j'ai appris qu'une ancienne vague congénère de classe se mourrait dans un hôpital dans des conditions de souffrance épouvantable et qu'une partie pourtant proche de sa famille REFUSAIT d'aller la voir parce qu'elle avait émis le souhait d'en finir. Il semblerait que l'énonciation seule de ce voeu ait éteint toute vélléité de compassion, toute compréhension, tout amour, chez des gens qui se disent liés à un "dieu"... tout d'amour.
J'ai laissé se calmer la colère et puis j'ai repris "Fééries anatomiques" de Onfray et ai retapé le texte consacré à l'euthanasie, histoire de semer une petite graine. On ne sait jamais. A force, ça pourrait germer.
Le voilà...
Que les thuriféraires des soins palliatifs affirment : le bénéfice de lagonie dans lenrichissement qui les humanise, eux, les survivants; la réalité dun bénéfice mutuel à laccompagnement, lutilité du mourant qui sert encore un peu avant de passer ad patres, en loccurrence à réaliser le salut de ceux qui sen servent et les exploitent, les instrumentalisent, les utilisent et volent la mort des agonisants, voilà autant de preuves dune avance masquée des défenseurs de ces thèses malsaines.
Ils dissimulent une option partisane et néo-chrétienne, militent pour une cause personnelle et non générale. En un mot : les soins palliatifs défendent une logique de soignants soucieux de leur salut plutôt quune logique de soignés motivée par le respect de la volonté, de la dignité, de la souveraineté, de la liberté et de lautonomie du malade. Leuthanasie permet davancer sur le terrain de la déchristianisation du corps et des institutions qui sen occupent, puis de progresser dans la construction dun corps faustien.
De la même manière que les palliatifs récusent la demande euthanasique sous prétexte quelle cache autre chose un besoin inconscient de vie et damour -, ils réduisent la mort douce à des arguments triviaux. Laccusation de nazisme, on la déjà vu, sert à éviter de penser et de réfléchir sur cette question A quoi lon ajoute, sur le même principe paralogismes, rhétoriques spécieuses et déni une série de causes triviales pour sy opposer : on euthanasie à cause du manque de lits; pour le confort des familles; afin den finir avec un patient récalcitrant; parce que les médecins ne savent pas affronter la mort; à cause de leur couardise ou de leur incompétence à accompagner. Vénalité, cruauté, méchanceté, incapacité, lâcheté, uniquement de mauvaises raisons
Autre logique spécieuse : la législation de leuthanasie entraînerait une débauche de pratiques sauvages. On imagine mal comment un encadrement juridique digne de ce nom, une législation ad hoc extrêmement précise, rigoureuse et respectueuse des droits du malade, un protocole défini dans la clarté et qui suppose transparence et collégialité des prises de décision devenues accessibles aux malades et à leurs familles, pourraient augmenter une pratique sauvage ! Dabord parce quavec un texte elle cesse dêtre incontrôlable et incontrôlée, ensuite parce que justement la loi rend caduque cette façon de procéder. Pour quelle raison cacher une pratique que la loi définit et rend possible ? Leuthanasie sauvage existe et trop dans lactuel cas de figure : celui de la pénalisation, pas celui de la légalisation
Militer pour les soins palliatifs consiste à voter non pas pour la vie, mais pour la mort. Car cette technique prolonge la mort, pas la vie. Seule la mort tue, pas celui qui la donne plus tôt pour éviter quelle obtienne plus que ce dont elle sempare déjà. Lhomicide qualifie moins le médecin qui abrège les souffrances que le soignant décidé à tout faire pour que le vivant soit le plus longtemps, le plus sûrement, le plus cruellement, le plus consciemment en présence de son agonie. On connaît le mot de Kafka à son médecin, sur son lit de mort : « Si vous ne me tuez pas, vous êtes un assassin »
Chacun peut désirer une façon plus digne de mourir que pleurer dans les bras dune soignante appelée maman entre deux gémissements pendant quelle nous raconte le Petit Chaperon rouge, le tout dans une ambiance dencens, à la lumière de bougies vacillantes, pendant que passe en fond sonore une musique New Age, le corps transformé en immense blessure, bien que pommettes et menton soient masqués, la mort prenant déjà presque toute la place. Daucuns préfèrent Caton ou Sénèque Peut-on leur donner tort ?
Parmi les critiques faites par les tenants des soins palliatifs aux partisans de leuthanasie, on trouve cet étrange reproche : lagonisant qui réclame de laide pour mourir ne respecte pas la dignité de celui à qui il formule sa demande ! Un comble comme si les contrats en pareil cas se constituent sans la liberté des parties prenantes, en loccurrence celle de lindividu sollicité toujours libre de refuser et nullement contraint dobéir Leuthanasie comme crime éthique contre le vivant à qui lon demande de la pitié, voilà une bien étrange façon de considérer la volonté du mourant !
Là encore apparaît cette idée que le palliatif place moins le malade au centre de ses préoccupations que le soigné obsédé par la triviale opération du salut de son âme. Si en pareil moment un membre du personnel hospitalier trouve quon lui manque de respect en lui demandant de laide à mourir, à quoi ressemble sa capacité à la compassion, au sens étymologique ? Il ne souffre pas avec, mais pense à sa seule personne tout en souhaitant ne pas mettre en péril son paradis potentiel, fût-ce au prix dun geste compassionnel que peut-être leur Jésus naurait pas renié mais que lEglise condamne
Quelle inhumanité dinterdire à un mourant, qui dune certaine manière a tous les droits il lui reste si peu à vivre -, de se réapproprier ce qui peut encore lêtre ? Tous les philosophes qui théorisent la toute-puissance de la nécessité insistent sur la définition de la liberté dans le cas de cette impasse éthique : consentir, aimer ce qui advient, vouloir ce qui nous veut, voire aller au-devant de ce qui nous attend si lon sait ne pouvoir y échapper. Le suicide romain sappuie sur cette aporie : en décidant ce qui a été imposé par le destin, je reconquiers partiellement la liberté de my soustraire. Comment priver un être de ce pouvoir ? De quel droit ?
Les palliatifs tiennent la vie pour une valeur en soi, sur le principe de la religion catholique apostolique et romaine. La cohérence métaphysique et ontologique devrait leur interdire la mise à mort de tout ce qui vit les rats, les cafards, les moustiques, les mouches, les morpions, etc -, donc déclencher en eux un végétarisme militant, voire un austère végétalisme, doublé dun pacifisme militant, puis dune opposition absolue à la peine de mort. On en est loin
Du côté des défenseurs de leuthanasie, on ne communie pas dans la religion de la vie : elle nest pas un absolu, un en-soi sur le principe dune divinité appelant la prosternation. La vie compte pour ce quon en fait et sa qualité, pas sa quantité, elle vaut pour son usage, pas son essence, elle importe par sa construction, sa jouissance, par son être-là en dehors de tout projet et de toute incarnation nominaliste. Une vie présente de lintérêt quand elle permet la fabrication, lémergence et lentretien de lhumain en lhomme. Quand lhumanité quitte un corps dans lequel il ne reste que la vie, elle ne signifie plus rien et pèse autant que tout ce qui vit par ailleurs sur la planète. La mort a déjà fait son travail .
La raison métaphysique qui justifie lavortement coïncide avec celle qui légitime leuthanasie. Rappelez-vous : lhumain surgit du vivant dès la possibilité neuronale dune interaction avec le monde, quand se manifeste une conscience de soi, des autres et du réel, même embryonnaire au sens propre et figuré. Dans ce cas, linterruption volontaire de grossesse met fin à du vivant, pas à de lhumain. A lautre extrémité de la vie, si lon conserve sa conscience, chacun demeure seul juge pour lui de ce qui justifie linterruption de lhumain dans le vivant : létat de dégradation, la quantité de souffrance, la récurrence des douleurs, linéluctabilité et limminence de lissue, lanéantissement de toute qualité de vie justifient quun être demande une aide au suicide, cette première occurrence de leuthanasie : une mort volontaire assistée.
La seconde concerne lindividu ne disposant plus dune conscience de soi claire et précise, nette et rigoureuse; il ne reconnaît plus aucun de ses interlocuteurs, proches, anonymes ou gens de sa famille; il est privé de relation au monde extérieur et à son histoire. Incapable de soi, des autres et du monde, lindividualité est définitivement diluée dans le réel. Lhumain a quitté le vivant. Reste un mécanisme déconnecté de toute finalité qui tourne à vide en attendant plus de mort encore pour cesser de fonctionner. Un tiers peut arrêter là le massacre
A quoi ressemble une vie quand ce qui la définit disparaît : la possibilité de construire des relations durables, de fomenter des projets réalisables, de disposer de son temps sans contrainte, de jouir de son corps et de son âme en toute liberté, de se mouvoir dans lespace sans limites, de disposer de soi sans entraves ? quen est-il dune vie dans laquelle le déploiement de soi débouche sans autre issue possible sur le néant, la fin, la mort ? A quoi bon vivre encore quand il sagit de consacrer le restant de son temps imparti à regarder la pendule qui égrène les heures jusquà lépuisement du compte à rebours ? Pitié, pitié
Je métonne du discrédit pour la pitié dans nos civilisations postmodernes La tradition philosophique la prise peu, en dehors de Rousseau et Schopenhauer. Et lhomme du commun prétend souvent ne pas laimer et refuse souvent a priori celle quon pourrait lui offrir. Pour quelles raisons ? La trouve-t-on humiliante ? Déshonorante ? Pour ma part, jen fais une vertu sublime : la répugnance à voir souffrir son semblable me paraît le signe de la grandeur dun être. Son indifférence, la signature de sa bassesse. Nietzsche pense faussement en affirmant quon perd de la force dans la compassion car on laugmente bien plutôt. Seuls les nazis prétendaient travailler à son éradication
Refuser dentendre la demande dun mourant, tourner la tête, considérer que rien na été dit, voire que la vérité se trouve aux antipodes des paroles proférées, transformer un désir den finir en demande damour pour éviter de se trouver en face dun vouloir radical et souverain, nier lune des dernières volontés dun agonisant, laisser la mort travailler lentement, tranquillement sous prétexte que la vie est sacrée mais pas celui en qui elle gît -, voilà des marqueurs éthiques : ils qualifient les sans-pitié, les indifférents au mal. Leuthanasie formule une éthique de la pitié; les soins palliatifs illustrent une morale pitoyable
A lévidence, leuthanasie pose moins de problèmes quand elle relève dune demande claire formulée par une personne saine de corps et desprit que dans le cas dun individu définitivement coupé du monde par la maladie, relié à la vie par la seule technique, silencieux de son vivant sur son éventuel désir den appeler à la mort douce, se trouvant dans un lit dhôpital artificiellement en vie, prolongé par lappareillage, maintenu vivant par des machines. Lidéal consiste en un testament de vie rédigé bien avant le jour fatal dans lequel la personne signataire confie ses désirs de ne pas subir dacharnement thérapeutique, de bénéficier de tous les antalgiques possibles et imaginables, fût-ce au prix du raccourcissement de la vie, enfin de pouvoir profiter dun geste euthanasique.
Avec ce papier porté sur soi, son auteur prolonge sa vie et sa conscience dans le moment où celles-ci disparaissent. Le même document, pour linstant sans valeur légale (l« Association pour le droit à mourir dans la dignité » travaille à sa reconnaissance juridique), peut mentionner le nom dune personne à qui lon délègue le pouvoir de décider pour soi. Le mandataire dispose dès lors du pouvoir de représenter le mourant auprès du corps médical et de mener à bien les discussions que son aimé ne peut plus conduire. Cette disposition montre que la mort donnée dans leuthanasie procède de laffection, de la tendresse, de la pitié, de la fidélité et que dans ce geste une histoire damour se prolonge et se parfait.
Leuthanasie suppose donc la résolution de quelques problèmes philosophiques. Ainsi : aucun devoir de vivre ne soppose à un droit de mourir : quest-ce qui justifierait ce devoir, sinon une transcendance, un extérieur à lindividu autant dire une fiction ? Quelle instance pourrait interdire ce droit à disposer de soi-même, de son corps, de sa vie et de ses usages libres ? Mais aussi : il nexiste aucun devoir envers soi-même, dont celui de ne pas attenter à son existence, seulement des droits, sur ce terrain personne nest obligé à rien dautre que ce à quoi il se contraint. Egalement : le droit de mourir est supérieur au devoir de ne pas tuer, car tuer un autre que soi et se tuer relèvent dune semblance seulement en regard dun sophisme et dune idéologie visibles à lil nu dans un monde sans Dieu, sans âme immatérielle, sans transcendance, le mourant na de comptes à rendre quà lui-même.
Je ne vais pas mieux pour autant.
Juste moins mal.