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Kotinos Ghost
23 avril 2004

Mon père

Longtemps, mon père m'a impressionné, ma Statue du Commandeur.
Je l'aimais mais je le craignais aussi.
Plus exactement, je craignais son jugement, son appréciation. Cela m'importait à un point tel qu'un mot ou un regard peu amènes ou désapprobateurs suffisaient à me bouleverser.
Ne pas le décevoir était une obsession mais aussi un but.

Ce genre d'auto-pression est rarement supportable alors pour y échapper, j'ai commencé de maquiller ma vraie nature, mon vrai moi.
Je préférais qu'il soit résigné plutôt que déçu.
Si je me montrais sous un jour plus terne, plus médiocre, moins brillant, je me disais qu'il ne s'attendrait plus à ce que j'accomplisse merveilles et exploits, comme une chose naturelle, allant de soi.
Exit mes profondeurs, exit mes abysses, exit mon "anormalité". Rangés au placard de la vie rêvée, en douce, sans que quiconque ne s'en aperçoive.
Comment attendre l'exceptionnel de quelqu'un d'aussi normal, moyen, ordinaire ?

Et puis un jour, c'est la Statue du Commandeur, toute de rectitude, de transparence, qui a tout à coup paru se compliquer.
Pas se fissurer, non ! L'intégrité était bien toujours la même, la puissance de l'intellect aussi. Mais ce père à livre ouvert a laissé la place à un père qui, lui aussi, avait ses rêves enfouis ou abandonnés, ses secrets, ses démons intimes.
Cette découverte est la toute petite pierre qui a déclenché l'avalanche.
Si lui n'était pas ce que j'avais vu, ou pas uniquement, à quoi avait donc servi que je masque qui j'étais ou ce à quoi j'aspirais réellement ?
Pourquoi ou plutôt pour qui est-ce que j'avais enterrée vivante ma vraie nature qui se révélait bien plus proche de la sienne que ce que j'avais longtemps cru ?

Là, j'ai commencé à l'aimer plus encore mais sans le craindre.
Ça ne l'avait pas fragilisé dans mon esprit, mais au contraire, enrichi de multiples couleurs.
Mais je ne voulais pas faire comme lui. Je ne voulais pas baillonner mes rêves pour qu'ils m'explosent à la figure au soir de ma vie.
Il l'avait fait par devoir, ça je l'ai bien compris, mais je ne pouvais plus vivre par devoir. C'était devenu impensable, insupportable.

Et j'ai laissé libre cours à ce que je dissimulais depuis tant d'années. La Belle au Bois Dormant s'est réveillée mais ça a fait mal !
Parce qu'on ne peut jamais recommencer sa vie. C'est une illusion totale. On la continue, peut-être mais penser qu'on puisse repartir à zéro est un leurre complet. Ce qu'on a vécu, ce qu'on a fait, ce qu'on a raté, tout ça ne s'efface pas.

Et ce que la dissimulation n'avait pas réussi à faire, la réalité s'en est chargé : me détruire.
C'est dangereux aussi de baisser le pont-levis et de sortir du donjon quand on n'a que l'intensité et la passion comme armure.

C'est à ce moment précis, celui de ma destruction, que mon père a réellement compris qui j'étais. Vraiment. Je crois bien qu'il a été aussi étonné de cette découverte que je l'avais été de le voir tel qu'en lui-même quelques années plus tôt.
Il m'a dit un jour, avec un mélange bizarre d'inquiétude, d'amour et de stupéfaction, que, finalement et contrairement à ce qu'il avait toujours cru, de ses enfants, j'étais celle qui lui ressemblait le plus. Ça ne nous a consolé ni l'un ni l'autre.
C'était le constat d'une vie bridée à une vie brisée.
Il n'y avait vraiment rien de réjouissant là-dedans.

Et enfin, il y a eu le mois de septembre.
J'étais au bord de la sortie, à la limite de mes forces, j'avais prévu et planifié mon final X-it, quand un soir, LE soir justement, il m'a appelée pour me demander de rentrer.

Il avait un cancer, devait passer la dernière biopsie et voulait que ce soit moi qui l'accompagne.
Lui, si introverti, si peu à l'écoute de ses malheurs, si peu complaisant envers lui-même, il a insisté d'une façon totalement inhabituelle pour que je lui promette d'être là.
Comme s'il avait senti que je n'avais jamais eu l'intention de rentrer.
J'ai promis. Cette nuit-là je me suis copieusement saoûlée au lieu de plonger et de nager vers le large mais, à la date dite, j'étais de retour.

Depuis, j'oscille inlassablement entre deux culpabilités.
L'idée, pas si saugrenue que ça, que je suis la cause ou le ferment dans lesquels ont germées ces saletés de métastases et celle non moins lancinante du devoir (et oui ! cette anti-raison de vivre pour moi !) qui m'est désormais faite de tenir bon, de ne pas l'abandonner, de ne surtout pas mettre en péril l'équilibre fragile non pas de sa santé (c'est un cancer classique chez les hommes de son âge et à évolution lente) mais de son mental.

Et par moments aussi, je lui en veux.
Je lui en veux d'être devenu fragile, de ne pas être immortel, de ne plus être la montagne de force, le phare à qui tous les autres auraient pu se raccrocher si j'avais lâché prise.

Je lui en veux et je me hais de lui en vouloir.

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