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Kotinos Ghost
3 mars 2004

Perspex Dome

1

Elle avait fait de l'inutile la trame de son existence.
Comme un fil conducteur invisible.
La principale difficulté était de n'en rien laisser sourdre à l'extérieur du dome de verre derrière lequel elle observait le monde disparaître, pan après pan.
Toute son énergie, soit le peu qui en subsistait, était concentrée sur cette subtile partie de camouflage.

Parfois, elle s'autorisait une forme de récréation, de pause.
Plonger son regard dans le jade liquide du sphinx noir et or qui partageait sa réclusion. Y puiser un repos réparateur.
Bizarrement, la chatte la laissait faire, lui tendant ses prunelles placides et l'autorisant à s'y noyer autant de temps qu'elle le souhaitait.
Pourtant, les félins considèrent généralement un regard fixe sans ciller comme une marque d'attaque imminente ou de provocation mais, là, miséricordieusement, la bête s'offrait sans résistance au scaner virtuel. Comme si elle avait compris que, telle Gaia pour Antée, elle était l'unique source de régénération qui lui permettait de reprendre des forces.

Alors elle laissait le regard enfin nu se perdre dans le sien, éternellement opaque.

Dissimuler en permanence n'avait pas toujours été aussi épuisant.
Elle y avait longtemps vu comme une forme de jeu ou de partie de bras-de-fer entre elle et les autres. Cache-cache nécessaire mais pas toujours déplaisant.
Plus maintenant.
Etait-ce de la fatigue, de la lassitude, une forme de dégoût ? Toujours est-il qu'elle avait brutalement réalisé que, même face à un miroir, elle portait le regard masqué qu'elle offrait aux autres.
Loup invisible.
Elle n'était même plus capable d'affronter son propre regard nu, dans l'intimité d'une salle de bains ou au hasard d'une vitre lui réfléchissant son image.

Ce jour-là, elle avait pris peur.

2


... Quoique peur ne soit pas le mot qui convienne.
C'était plus une forme de mépris pour ne plus être capable de regarder en face sa propre vérité.

A moins qu'à force de porter le masque, celui-ci ne se soit incrusté sur elle comme une seconde peau, qu'il ne l'ait fossilisée.

Elle avait toujours eu sa propre traduction du suicide.
En fait, c'était très simple.
Les vivants, les pas suicidaires, les pas atteints, les "innoçents", les "vierges", se contentaient de rester au monde tout simplement parce qu'ils ne connaissaient rien d'autre, parce qu'ils n'avaient accès à aucun autre monde, parce qu'il n'y avait absolument rien en dehors de leur monde. Leur univers était clos. Soi-disant infini mais clos.
Jamais l'absudité intrinsèque de leur monde ne les avait poussés à s'en créer un autre, bien à eux, ou être soi, où fabriquer sa propre histoire.

Elle n'avait strictement rien à leur dire. Elle ne parlait jamais de sa souffrance, elle ne la donnait jamais à voir. Elle l'avait depuis longtemps recouverte d'une carapace dure comme l'acier, assez dure pour la protéger des attaques mesquines, des arguments petits-bourgeois, des leçons de morales judéo-chrétiennes... de l'insignifiance des autres.
Elle continuait à arpenter un monde qu'elle ignorait précautioneusement et qui n'avait jamais rien pu faire pour elle.
Elle fuyait sans fuir.
Elle fuyait en restant immobile au milieu du manque de sens.

Le premier suicide, elle le haïssait. Il était totalement inhumain. Juste une boule de souffrance qui explose, aucune reflexion, aucune pensée, juste une bête prise au piège qui se dévore la patte pour échapper aux mâchoires de fer. Rien d'humain. Plus rien d'humain.
Il l'avait laissée hébétée devant tant de violence animale qu'elle s'était découverte. Et qui l'avait écoeurée.

Mais il avait aussi fait office de "dépucelage".
Une fois la porte poussée, le verrou qu'on a fait sauter, les gonds qu'on a arrachés, plus de retour en arrière possible. En tout cas plus de retour à une situation antérieure vierge, immaculée, innocente. Plus de tabous.
Même si on en revient par miracle, elle avait au moins réalisé que c'était un aller simple.

De toutes façons, elle savait quelque chose : elle était déjà morte.
Parce qu'en fait on ne choisit pas de mourir (c'est un choix qu'on n'a pas : il faudra mourir de toutes façons) mais de mourir MAINTENANT.
Et qu'elle était l'unique maîtresse de ce maintenant-là. Qu'aucune morale, aucune loi, aucune règle, aucun être humain  ne pouvait se l'arroger à sa place.
Et que ce "maintenant" soit dicté par une lassitude, une souffrance, une forme de stoïcisme ou quoi que ce soit d'autre n'y changeait rien.

En rentrant de l'HP après le séjour imposé "Vol au dessus d'un nid de coucous" pendant lequel elle s'était régalée à jouer les Jack Nicholson, elle avait posé son sac marin, pris une grande feuille de papier beige sable, son stylo-plume préféré à l'encre couleur tabac et avait tracé les derniers mots laissés par Romain Gary : "Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. Romain Gary, 21 mars 1979".
Plié en quatre, dans une enveloppe, elle l'avait glissé sous sa lampe de chevet.

Et elle avait commencé à planifier le second... en stratège.

3

Elle avait pris sa décision un 4 juillet.
Aucun rapport avec la célébration de l'Indépendance américaine.... juste un jour comme les autres, entre un 3 et un 5.

Et ce fut le seul sens qu'elle donna à sa vie pendant une année et demi...

Un jeu.
C'était comme jouer à faire l'espionne ou à l'agent secret.
Jouer à la "Résistance" comme quand elle était petite avec son frère et ses voisins, qu'ils piquaient les bérets noirs de leurs pères pour distinguer les "résistants" des "nazis", se confectionnaient des pistolets et des mitraillettes avec deux bouts de bois et hantaient toutes les forêts alentours, les truffant de pièges subtils faits de sacs de bogues de châtaignes dissimulés dans les arbres, de collets plus qu'improbables, de "planques" faites avec des tonnes de fougères....

Le but du jeu était de ne pas se faire soupçonner. De ne jamais mettre en danger sa "couverture".

Se faire patiemment prescrire des somnifères, mois après mois sans éveiller la méfiance du médecin.
Elle poussait même la sophistication jusqu'à se présenter avec un petit sourire modeste, de temps à autre, et prétendre qu'elle se sentait assez forte pour pouvoir s'en passer. Puis elle laissait passer une ou deux semaines avant de revenir en consultation, tout sourire effacé, l'air contrit et désolé pour prétendre que "Non, décidemment, elle n'arrivait toujours pas à dormir"... et repartir avec l'inappréciable ordonnance en main.
C'était le moment de victoire silencieuse, de triomphe secret.
Se précipiter dans la pharmacie du quartier, récolter les précieuses boîtes, ressortir en dissimulant le sourire de jubilation, le sachet blanc au caducée vert se balançant au bout des doigts, rentrer et compléter le stock bien caché, son trésor de guerre, son sac de billes.

Pas à pas, un peu comme Steve McQueen dans "La grande évasion" de John Sturges, creusant son tunnel à la petite cuillère, vidant les fausses poches de son pantalon, emplies de la terre dégagée et qui l'aurait dénoncé s'il ne l'avait évacuée ainsi, par petits tas infimes, dans la cour du camp.
Ses petits tas infimes à elle, ils avaient des couleurs de dragées de baptême.
Sa petite cuillère, c'était la duplicité.
Ses fausses poches de pantalon, c'était le sourire hors de son donjon, la drôlerie au bureau, la convivialité avec la boulangère, la caissière, le facteur.

Quand la souffrance se faisait trop forte, la seule chose qui la soulageait de manière quasi instantanée était de se dire : "Calme-toi... calme-toi... tout va bien.... tu arrêtes cette comédie quand tu veux".
Paradoxe des paradoxes : pour ne pas partir tout de suite, elle se rassurait en se remémorant qu'elle partirait... plus tard.
Juste un peu plus tard.
Mais pas dans la panique, plus jamais dans la panique.
Partir dans le calme, la sérénité, en pleine conscience. Pas dans la douleur.

Et elle comptait les jours.
Et elle comptait les mois.
Comme tous les prisonniers de par le monde sur les murs de leurs cellules...

4

Un mois avant la date qu'elle s'était fixée, la douleur cessa.
C'est à ce moment précis qu'elle comprit que l'échappée belle était proche.
Elle était dans l'œil du cyclone, d'un calme surnaturel.

Au travail, elle s'activait plus que jamais, souriante, joyeuse, adoptant le rôle du boute-en-train de l'équipe, du ludion lumineux que rien ne rebutait, que rien n'effrayait.
A tel point que, fort ironiquement, son employeur lui proposa même de nouvelles responsabilités, un changement de statut qu'elle n'avait ni demandé ni souhaité.
Elle l'accepta avec le sourire, mimant avec beaucoup de conviction un enthousiasme totalement feint.
Au dehors, elle semblait littéralement rayonner de sérénité.

Lorsqu'elle rentrait, son temps se partageait entre le rangement systématique de son appartement, le classement ou la destruction de ses papiers personnels, la mise au net de ce cocon de protection qui, bientôt, ne servirait plus à rien.
Lorsqu'elle estimait en avoir assez fait pour une soirée, elle s'installait devant la cheminée chargée de bûches de pin et de cèdre et lançait une flambée.
Dans le grand fauteuil tournant indonésien, les jambes étendues sur le pouf, elle pouvait enfin renverser la tête, fermer les yeux et se laisser emplir des émotions qu'elle s'interdisait auparavant.

La nuit, elle était simple, parce que tout était simple.

Elle n'était plus dans le désespoir puisqu'elle avait cessé d'espérer, avec sagesse, pour une fois.
Elle écrivait à la lueur des flammes. L'écriture la libérait mais elle savait qu'elle ne la sauverait pas.
Rien ne pouvait la sauver désormais.
Elle avait très précisément cerné son enfer.
Être mal partout, se sentir mal partout. Ni repos ni répit.
L'ayant identifié, elle était enfin parvenue à en circonscrire le périmètre de dévastation et se tenait précautionneusement au-dehors du cercle de feu.
Danseuse en équilibre sur ses pointes, entre Styx et Acheron.
L'être parlant qu'elle y envoyait, par pure convention, n'avait pratiquement plus rien à voir avec elle.
D'abord, il parlait.
Pas elle.
Elle se taisait.
Elle ne croyait plus en la force du langage. A tout le moins, sa décision était le signe d'une parole qui agonise, d'un langage blessé à mort par la vie.
Nous ne sommes jamais tués que par la vie.
Un suicide est un meurtre mais le meurtrier, c'est bien la vie.

Elle ne ressentait même plus la puérile jubilation à circonvenir tout le monde, ce même plaisir dérisoire qui l'avait tenue debout pendant des mois et des mois.
Elle n'avait pas honte pour autant. Ne se sentait pas redevable, encore moins coupable.
Tout ce qu'elle éprouvait à présent pour les autres, parents, enfants, amis, connaissances, était une affection triste et tendre.
Pas vraiment de la pitié mais un attendrissement parce qu'elle se savait leur faire un signe doux de la main en guise de départ, comme une caresse légère sur la joue, et qu'ils ne le voyaient pas, ne le sentaient pas.

Désormais, elle était  vide.
Rongée de l'intérieur par tout ce qu'elle était, tout ce qu'elle contenait et que le monde était incapable de contenir comme elle.
Tout ce qu'elle disait silencieusement et qui ne se dit pas, tout ce qu'elle pensait intérieurement et qui ne se pense pas.
Pourquoi tourmenter les autres dans leur tranquille ambition de vivre ? A quoi bon ?

Le jour dit, elle alla travailler comme d'habitude, rit toute l'après-midi avec ses collègues, prêta sa plus belle robe à l'une d'entre elles pour le réveillon de la nuit, embrassa tout le monde à 17 heures en leur souhaitant par avance une très bonne année, dit « A lundi ! ».
Tout cela sans le moindre remords, le moindre tremblement dans la voix, parfaitement tranquille à défaut d'être sincère pour le rendez-vous du lundi...

Puis elle rentra, baissa immédiatement les volets roulants, alluma toutes les bougies de l'appartement qui se mit à resplendir de la lumière dorée qu'elle affectionnait tant.
Elle ne mit qu'un seul album cette nuit-là, en boucle : « 666.667 Club » de Noir Désir.
En particulier pour « A ton étoile », son oriflamme, sa bannière, son étendard.
Une douche parfumée, un lait satinant, une de ses robes longues, fourreau moulant de velours bleu nuit fendu sur le côté gauche, encolure droite et bras découverts, l'éternelle forme indémodable qu'elle appréciait tant pour son dépouillement et la simplicité absolue de la ligne de vestale sombre.

Elle ne changea strictement rien à ses habitudes : finit de ranger son bureau, formata son ordinateur, se délecta de fruits d'hiver coupés en tranches dans du lait tiède avec quelques noix, noisettes et copeaux de gingembre frais.
Cheminée. Flambée. Fauteuil.
Paupières closes dans la douceur de la nuit éclairée par les flammes.
Vers minuit, elle entendit les feux d'artifices et attendit patiemment que l'agitation s'atténue peu à peu.
Elle se savait tranquille. Sa famille la pensait partie passer ces réjouissances chez des amis à une centaine de kilomètres de là et injoignable.
L'immeuble était totalement vide pour le week-end et pour les mêmes raisons. Tout allait pour le mieux.
A cinq heures du matin, le silence s'était enfin fait. Tout ce petit monde allait plonger dans un sommeil lourd autant qu'aviné s'il n'avait pas déjà roulé sous la table depuis longtemps.

Elle attendit que le feu s'éteigne de lui-même, souffla les bougies, fit cesser la musique sur un dernier :
« Sous la lumière en plein
et dans l'ombre en silence
si tu cherches un abri
Inaccessible
Dis toi qu'il n'est pas loin et qu'on y brille... »

Puis elle caressa une dernière fois le sphinx près de la cheminée, referma la porte de sa chambre, prit d'un coup, sans même y prêter véritablement attention, sans y mettre la moindre solennité, les 357 petites perles couleur de dragées, son sac de billes, son trésor de guerre, tout ce pour quoi elle avait tenu bon pendant un an et demi.

Elle s'allongea et attendit, les yeux grands ouverts.

De toute sa vie, jamais elle n'avait ressenti de plus grand moment de béatitude.

 

.../ ...
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A
Igualzinho !
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